MÉTALLURGES

MÉTALLURGES
MÉTALLURGES

Modifier les substances, tel est, dans les diverses traditions folkloriques et mythologiques, le pouvoir des métallurges, mineurs et forgerons. Une telle science, qui s’apparente à l’alchimie, possède ses méthodes, ses techniques, son rituel, ses secrets. La Terre est femme; comparable au ventre maternel, elle porte dans ses entrailles les métaux; ceux-ci croissent dans son sein et les mineurs procèdent à leur accouchement; les forgerons à leur tour éduquent et structurent les enfants de la Terre-Mère, participant, par leur œuvre, à la plénitude de sa sacralité. Mais, fondée sur le mythe de la Terra genetrix qui forme en elle les hommes et les métaux, la tâche des «maîtres du feu» évoque aussi la transmutation alchimiste, l’initiation du néophyte, les rites de fécondité et l’ascèse de celui qui, par la sagesse, prend sa place au sein de l’harmonie cosmique.

La Terre et le Ciel

Selon le principe d’Hermès Trismégiste, «tout ce qui est en bas est comparable à ce qui est en haut». De même que les eaux supérieures et les eaux inférieures se font face, Ciel et Terre se superposent avec des contenus identiques. La Terre engendre des métaux qu’elle porte dans l’obscurité, le Ciel a ses «pierres de lumière» qui descendent sur terre; montée des métaux, descente des météorites de la voûte céleste, ces deux actions s’imbriquent et se jumellent. Mircéa Eliade a montré comment les météorites et les pierres de foudre se rattachaient primitivement, pour les Indo-Européens, à l’idée des cieux métalliques. Une parenté s’accuse entre météorites et divinités. Les fragments minéraux proviennent des espaces interplanétaires; la chute des aérolithes est accompagnée de phénomènes lumineux: c’est le divin qui se présente dans la lumière de sa sacralité. La Ka’ba de La Mecque avec sa pierre noire est céleste; et c’est en raison de son origine que la pierre sur laquelle Jacob pose sa tête lui permet d’avoir un songe. Suivant la légende de Prométhée, les pierres présentent une odeur à la fois divine et humaine; quand la pierre brute descend du ciel, elle est androgyne, car elle est porteuse de la perfection de son état primordial; elle s’offre à l’homme, qui la taille, sépare les sexes; qu’elle soit levée, elle retrouve sa totalité et se tend vers sa patrie originelle. Avant la découverte de la fusion, les minéraux étaient assimilés aux pierres et traités de la même manière; la hache fend la terre (comme la pierre de foudre) et les météorites, elle est signe de mariage entre Terre et Ciel.

Les métaux terrestres possèdent une destinée différente en raison de leur lieu de naissance. Les mineurs découvrent ce que les forgerons structurent, les uns travaillent dans la nuit et les autres exercent leur labeur dans la clarté du jour. Ces opérations se succèdent: il convient de pénétrer dans le secret obscur de la terre pour faire émerger le trésor endormi qui attend ses sauveteurs (les mineurs) et ses rédempteurs (les forgerons).

La maîtrise du feu

Héraclite parle du feu toujours vivant, et l’évangile non canonique de Thomas rapporte une parole du Christ, disant: «Qui est près de moi est près du feu.» Le feu est semence spirituelle; l’Esprit saint (esprit igné) est représenté sous la forme de flamme ardente; c’est lui qui rend enceinte la Vierge pure, et féconde les métaux. Son approche éveille le métal, les noces se célèbrent, l’accouchement se produit donnant accès à une dimension nouvelle.

D’après Eusèbe de Césarée, le feu évoque «l’essence ignée» et l’incorruptibilité divine; selon Hildegarde de Bingen, le feu éclairant transmet la puissance vivifiante: noir, il participe à l’obscurité infernale; ainsi, le forgeron pourra exercer deux pouvoirs: divin et démoniaque. «Maître du feu», il procède à l’initiation et à la transmutation des métaux considérés comme vivants. Le four est comparable à une matrice dans laquelle l’embryon se développe: les métaux ont «poussé» dans la terre; dans le fourneau, ils subissent une mutation nécessaire afin de répondre à leur vocation propre. Les dieux et les forgerons unissent leurs opérations, les uns et les autres étant les artisans de nouvelles destinées. Les armes des premiers sont l’éclair et la foudre; les hommes fabriquent leurs outils en imitant des modèles divins, participant ainsi à leur puissance démiurgique: le marteau, le soufflet, l’enclume possèdent un pouvoir sacré relevant à la fois du merveilleux et de la magie. L’ampleur du mythe du forgeron provient du rôle qu’il exerce à l’intérieur de la création, sa vocation est de la parfaire; collaborateur des dieux, il forme, renouvelle, modifie la nature en l’enrichissant. Telles les pierres, les métaux possèdent leur sexe: selon une tradition orale, le fer dur est mâle, et femelle le fer mou. Les pierres de pluie sont mâles; quand l’eau tombe avec force elle est dite masculine, car tout ce qui provient du ciel est toujours porteur de semence; par contre, l’eau coulant sur la terre est féminine. Le feu transformant les métaux est un élément divin, il recrée, purifie la matière sur laquelle il exerce son pouvoir.

Les contes folkloriques appartenant à des traditions diverses évoquent les rajeunissements opérés dans les fours: de vieilles femmes se métamorphosent en jeunes filles, des vieillards en adolescents. Les rituels chamaniques, a noté Mircéa Eliade, parlent du feu de la forge comme exerçant un pouvoir de mort ou de résurrection. Dans les mystiques archaïques, la forge est le fourneau dans lequel s’opèrent des métamorphoses comparables à des initiations, conférant à la fois l’éveil et l’immortalité. Une opération identique s’effectue dans le fourneau alchimique.

Selon un conte populaire, le Christ pénètre dans une forge portant cette enseigne: «Ici demeure le maître des maîtres.» Un homme conduit un cheval à ferrer. Ayant reçu l’autorisation du forgeron d’accomplir le travail, le Christ enlève successivement les pattes du cheval et les place sur l’enclume. L’opération achevée, il prend l’épouse du forgeron, puis sa belle-mère et les transforme en de belles jeunes femmes. Le forgeron veut l’imiter mais échoue dans ses tentatives. Le Christ fait renaître de leurs cendres les personnages placés inconsidérément dans le four, car il est le «maître du feu». Le maréchal-ferrant et le forgeron possèdent un pouvoir divin dans la mesure où ils sont reliés à l’Esprit; qu’ils s’en écartent, et les voici réduits à leur seule puissance humaine, toute relative et menacée de constants échecs. Les symboles des maîtres du feu – maréchal-ferrant et forgeron – sont le manteau, signe de la puissance, les pinces, le marteau et le fer à cheval.

Rites de fécondité

Dieux et hommes peuvent naître de la pierre. Le mythe de telles naissances se retrouve dans de nombreux folklores; le Christ lui-même sera dit «fils de la petra genetrix » selon une ancienne tradition roumaine. Pour la mythologie océanienne, quand l’homme fut formé avec de la terre rouge, cette couleur résultait de son mélange avec le sang des dieux; selon d’autres mythes, qui possèdent un sens identique, le dieu façonne chaque enfant dans la forge, il le structure sur l’enclume grâce à son marteau. Aussi, les rites de fécondité reviennent-ils aux forgerons qui se les transmettent dans le secret sous la forme de petits mystères.

L’initiation donnée par le forgeron est comparable au rite du passage de l’adolescence à la maturité dans les sociétés archaïques. Tel le jeune homme devenant physiologiquement adulte, le métal change d’état. Le four est analogue à la cabane de la brousse africaine dans laquelle s’opère l’initiation du néophyte; il désigne le ventre maternel dans lequel le métal régresse jusqu’à l’état embryonnaire afin de pouvoir devenir contemporain de la création du monde. Ce stade dépassé, il prend sa place dans l’ordre cosmique. Le passage par le feu, la torture endurée par le métal trouve son analogue dans les séries d’épreuves initiatiques: il faut nécessairement passer par la mort avant de parvenir à la résurrection.

Métallurgie, alchimie et sagesse

L’alchimie, qui concerne la chimie théorique et pratique, traite, distille, transforme les matières viles en or. Fille de l’Égypte, elle parvint en Occident à travers la pensée arabe et y fut comprise et vécue aussi bien par les spécialistes des métaux que par les ascètes religieux.

Les métaux s’inscrivent dans une échelle de valeurs correspondant aux différents âges de l’humanité. Le grammairien Aimeric propose dans son Ars lectoria (1086) une division: faisant correspondre aux métaux les diverses parties de la littérature chrétienne aurum-authentica ; argentum-hagiographa ; stagnum-communia ; plumbum-apocripha . Alchimistes et forgerons connaissaient le sens symbolique de la statue qui était apparue en songe au roi Nabuchodonosor et dont la tête était en or, la poitrine et les bras en argent, le ventre et les cuisses en airain, les jambes en fer, les pieds partiellement d’argile. Une telle vision présente des symboles chargés de sens et qui permettent d’établir une parenté entre l’homme et les métaux. L’alchimiste rappelle au plomb qu’il est or; le forgeron apprend aux métaux qu’ils peuvent «mûrir»; sous l’action du feu et des marteaux, il les transfigure.

La sagesse opérant dans le cosmos établit un ordre, une harmonie. Qu’un homme devienne sage, tout s’équilibre en lui dans les différentes parties qui le constituent: corps, âme et esprit. L’art du forgeron, comparable à celui de l’alchimiste, est un art de sagesse; en façonnant il forme: ce qui est courbe devient droit, l’épais se transforme et apparaît subtil, les niveaux se modifient, en vertu d’une sorte de recréation de la matière, de déification survenant d’une nouvelle orientation qui transfigure. La recréation du «deux fois né» s’opère dans la forge, dans la cuisson du four, sous la brûlure purificatrice du feu. L’action du feu transforme et provoque l’extase, c’est-à-dire une sortie de soi donnant accès à un état nouveau. Comme l’alchimiste, le forgeron opère dans la forge, qui est vase de sagesse; son action est comparable au baptême par le feu de l’esprit; la transmutation aboutit à un état auparavant inconnu.

Les métaux dormant, il convient de les éveiller en les purifiant par une action analogue à celle de l’ascèse pratiquée par les amants de la sagesse; il s’agit toujours de parvenir au corps de diamant, corps glorieux coïncidant avec la libération. La pierre philosophale est à la fois dure et transparente; elle est comparable au corps de diamant qui résulte de la transformation du corps. Le diamant transparent illumine par ses feux. Dès que l’homme brise par l’ascèse la coque qui l’isole, il parvient à s’insérer dans la vie cosmique; de même, le métal liquéfié libère l’énergie qu’il contient et participe à la vie universelle. Pour l’homme comme pour le métal, l’opération donnant accès à la sagesse n’a pas pour finalité de les dissoudre, mais de leur conférer l’«être», de les rendre cohéritiers de tout l’univers. Ils y occupent chacun une place distincte conforme à l’ordre auquel ils appartiennent et à leur capacité de lumière.

Dans les textes médiévaux, et en particulier chez saint Bernard, le cœur est souvent comparé à un métal dur, durci, endurci. Sous l’action de la grâce, il peut fondre, comme la pierre d’où coulent le lait et le miel; le cœur dur peut devenir sage, harmonieux; il est alors transparent, laissant filtrer, tel un verre de lampe parfaitement clair, la lumière qu’il recèle dans le secret. Faire de l’or, être participant de la lumière signifie distiller la sagesse avec magnificence.

Les mythes concernant les forgerons se rapportent à celui de la Terra genetrix qui forme dans sa matrice aussi bien les hommes que les métaux. Selon des récits d’origine américaine, les premiers hommes, ainsi que les métaux, ont vécu à l’état embryonnaire dans les entrailles de la terre avant d’arriver au jour. Ils se tenaient dans le sein obscur de la mère tellurique où ils commençaient à mûrir en attendant d’acquérir la plénitude de leur perfection lors de leur apparition au jour dans la lumière solaire. Le feu du four est comparable au soleil; c’est lui qui, par le don de sa semence, engendre et fait éclore le métal.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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